Alice se redresse dans son fauteuil, près de la fenêtre. Elle tient encore dans ses mains ses mots croisés, son crayon de papier et sa petite gomme tellement usée qu’elle ressemble à une petite boule plus ou moins blanche. Elle ne s’est pas sentie s’endormir, mais cette petite sieste lui a fait du bien. D’ailleurs, quelle heure peut-il bien être ? Elle pose le carnet, crayon et gomme sur la petite table ronde près de son fauteuil. Puis elle regarde autour d’elle : oui, elle n’a pas rêvé, elle est bien dans sa maison, dans leur maison.
Jean-Jacques lui manque tellement par moments. Il lui arrive même de lui parler à voix haute comme s’il était encore là, à pouvoir lui répondre. Parfois, plus rarement maintenant, elle pense reconnaître son mari dans une silhouette qui passe dans le couloir, ou dans la rue quand elle regarde par la fenêtre. Mais c’est dans leur maison que son absence lui pèse le plus. Elle se redresse un peu lourdement. C’est fou comme les années peuvent peser ! Plus jeune, elle riait quand sa mère lui disait cette expression : « le poids des ans »… Pour elle, ça ne voulait rien dire : qu’est ce qu’une année ? Du temps, rien de plus ! Comment imaginer qu’une année suivie d’autres années puissent peser, et lourd en plus ? Et bien, c’est le cas ! Avec le temps, les forces s’en vont comme happées par la vie, peut-être pour que la jeunesse les attrape au vol ?
Elle attrape son gilet, le mauve, celui que Jeannot appréciait tant, car il commence à faire froid. Alice met aussi un foulard en soie rose autour de son cou. C’est bien connu : c’est par le cou que la chaleur du corps s’échappe ! Elle replace quelques mèches de cheveux blancs derrière l’oreille, se sourit dans la glace de l’armoire : ça va, pour une vieille, elle assure encore, comme dirait Alexia, sa petite fille préférée… Comme elle n’en a qu’une, se dit-elle, il n’est pas bien difficile qu’elle soit la préférée ! Son petit frère est un garnement aux yeux tendres ; Alice ne résiste pas à un seul de ses sourires charmeurs, et Théo en abuse largement !
Il est temps d’aller rejoindre sa fille, à défaut de voir les petits-enfants. Alice ouvre la porte de sa chambre avec douceur. Elle marche tranquillement dans le couloir en direction du salon où elle se trouve très certainement. Elle entend rire, comme avant pense-t-elle. Nathan est là ! Frère et sœur sont-ils, frère et sœur resteront-ils !
Alice s’adosse à la porte du salon pour les observer à son aise. Rose attrape la cigarette que tient Nathan et la jette par terre, l’écrasant du pied comme s’il s’agissait d’un perce-oreille, ce dernier étant l’ennemi public n°1 de Rose. Nathan s’étouffe en recrachant la fumée. Il n’a pas l’air d’être changé. A le voir comme ça, rien ne pourrait dire qu’il souffre d’amnésie. C’est à peine s’il a les cheveux plus longs que cet été… Peut-être est-il un peu plus pâle aussi…
Rose et Nathan, dans un même geste, regardent à ce moment-là en direction du portail. Ils ont dû entendre quelqu’un arriver. Alice se dirige alors vers la porte-fenêtre, tout en resserrant sur elle son gilet et son foulard. Elle ouvre la porte d’un air décidé. Le sourire est accroché à ses lèvre jusque dans ses yeux tant elle est contente de voir son fils et qu’il aille, ma foi, plutôt bien.
« Bonjour, mon garçon !
– Maman ! Bonjour ! Tu as donc fini ta sieste ? Oh, ne me dis pas que nous t’avons empêché de dormir, dit Nathan d’un ton taquin.
– Bien sûr que si ! Vous faisiez un tel tapage que les oiseaux se sont mis à chanter à tue-tête pour couvrir vos voix !! lui répond-elle en riant. Ça me fait plaisir de te voir ! »
Nathan regarde sa mère avec une expression un peu étrange, autant de contentement de la voir que de surprise. Mais Alice n’a pas le temps de pouvoir en dire plus, car une voiture blanche vient de s’arrêter devant le perron. Le conducteur descend en ahanant, un pied après l’autre. Puis il se redresse et claque la portière.
Il s’agit de Robert le voisin. Ils l’ont toujours appelé comme ça, car ils étaient voisins du temps où Robert avait sa ferme à la sortie du village. Maintenant qu’il l’a vendue, ils sont un peu plus éloignés, mais il est resté « le voisin ». Il explique à Alice qu’il a vu la cheminée fumer en passant chercher le pain à la boulangerie, ce matin, mais qu’il n’avait vu personne quand il s’était arrêté. Alors, il s’inquiétait, pensait qu’il s’agissait peut-être de « squouatèrs » comme il dit, mais qu’il est bien content de les voir tous là, même en cette saison !
Au mot de « tous », Nathan tique mais se ressaisit aussitôt. Cela aurait pu passer inaperçu mais Alice avait l’œil sur son fiston chéri. Il allait être dur de tout révéler à Nathan, oh oui, ça allait être vraiment dur. Mais peut-être que cela lui rendrait sa mémoire ?
Robert accepte le verre de cidre de l’amitié avant de repartir à la maison rassurer sa petite femme. Il n’y avait donc pas de cambrioleurs dans le quartier, tout allait bien.
Oui, pense Alice, il n’y a pas de malfaiteur ici, si ce n’est un voleur de mémoire ! Qui rendra cette mémoire si précieuse à Nathan ?