A pas menus, il marche dans la cuisine, semblant être plongé dans une grande réflexion. Il s’interrompt brusquement, fait demi-tour, et repart à petits pas. Arrivé à la porte, il met la main dans un dernier effort sur la poignée. Il s’immobilise, le cœur battant. Quelques gouttes de sueur perlent sur son front. Il n’ose plus bouger. De loin, sa silhouette ressemble à une statue, comme celles qu’on peut voir à Pompéi. Pas un mot, pas un geste. Seul son souffle le trahit.
Il se ravise, fait marche arrière. Il continue son manège un certain temps, contournant la table de la cuisine toujours de la même façon, exécutant son rituel de la même manière, dans le même temps. C’est toujours troublant de le voir agir ainsi, même pour moi qui le regarde depuis un moment.
Soudainement, il se tourne vers la fenêtre. Il m’a vu l’observer. Son regard me pénètre jusqu’à l’intérieur, fouillant jusqu’au fond de mon âme. Il est à la recherche de la réponse, de sa réponse.
Passivement, je me laisse faire. Cela fait partie du chemin qu’il a à faire seul.
J’esquisse un léger sourire mais il se détourne, lassé, dépité. Il repart dans son manège infernal, sans cesse. Parfois il ralentit, effleure sa tasse de café avec délicatesse. A ce moment-là, il lève les yeux vers moi, guettant un encouragement de ma part.
Mais je ne peux le faire. Je reste là, à l’attendre dehors, sans impatience. Il faut du temps pour que l’oisillon casse sa coquille pour sortir de l’œuf. Il lui faut de la force et nul doute qu’il en aura ! Je l’attends, c’est tout. Je serai là pour ses premiers pas dehors. Cela fait déjà si longtemps… J’ai cessé de compter. Cela ne sert à rien. Patience, patience, son jour viendra.
Une once de tristesse vient atteindre mon cœur quand je le vois repartir pour une série de demi-tours. Parfois le découragement m’envahit. Dans ces moments-là, j’ai envie d’ouvrir cette satanée porte pour aller le secouer, pour le pousser dehors, au soleil !
Mais chaque fois que j’ai essayé, il est reparti plus loin, ne s’approchant plus de la porte. Il la regardait avec effroi comme si elle allait l’aspirer et l’emmener vers un néant infini… Même un sourire le renvoie dans sa prison !
Sur son visage, s’abattent la tempête de la colère, le vent du désespoir et là s’inscrit aussi la face cachée de la souffrance, celle qui déforme les doux traits de son visage. Il ne voit plus rien, n’entend plus rien. Il s’asseoit par terre, se prend la tête dans les mains et se berce dans une lente ondulation apaisante. Les larmes ne coulent pas. Elles seraient pourtant tellement libératrices !
Puis il se lève, et recommence à tourner dans sa cuisine, s’approchant à chaque tour un peu plus près de la porte. Et quand il ose mettre la main sur la poignée, il est déjà plus droit, moins triste. Mais quand sa main retombe le long de son corps, ses épaules se voûtent aussitôt, portant un lourd fardeau.
Aujourd’hui, je suis sûre qu’il va oser ouvrir la porte ! Parce qu’à chaque tour, il met sa main sur la poignée et que ça, il ne l’a encore jamais fait ! Parce qu’il me semble moins triste… Parce qu’il m’a regardé si souvent…
Mais le jour décline. Et avec lui, la nuit se rapproche vite ! La nuit, il se pelotonne sous son plaid, sur le canapé du salon, laissant la télé allumée pour conjurer ses angoisses.
Le soir est tombé si vite qu’il me prend par surprise. Je soupire. C’est donc raté. Je tourne le dos à sa porte, à lui, à sa vie. Je repars, mais c’est pour mieux revenir demain. Je me sens si lasse ce soir. Moi aussi, j’aimerai des bras douillets pour me réconforter. Moi aussi, j’aimerai une main dans la mienne pour me donner confiance.
Moi aussi, je suis enfermée dans sa prison, cette cage aux barreaux dorés dont nul n’arrive à s’échapper. Moi aussi, je voudrais m’en libérer.
Je fais un pas vers ma maison, vers ma vie. Puis un autre. Le découragement me cueille. Je n’arriverai pas à le faire sortir. Je ne suis pas de taille à lutter. Me dire que j’abandonne, que je baisse les bras, oui, j’en ai bien envie. Mais au fond de moi, une petite voix m’exhorte encore et encore à la patience, à l’espoir. Je baisse la tête : comment y croire ? C’est alors que je sens une main tremblante sur mon épaule. Je me retourne. C’est lui ! C’est sa main ! Il a réussi à briser sa carapace… Une larme coule le long de ma joue.
Il me dit de ne pas pleurer, mais c’est de joie qu’elle coule, de joie et de bonheur !
Cette nuit est une nuit extraordinaire, et le jour qui arrive, un nouveau jour pour une nouvelle vie !