Capucine le regarde d’un œil professionnel et attentif. Nathan vient de devenir un peu plus blanc que la normale. Elle lui propose d’ouvrir la fenêtre mais il refuse tout en s’enfonçant davantage dans son fauteuil. Elle lui propose de s’arrêter un instant et de prendre l’air, de se dégourdir, mais Nathan ne veut pas davantage sortir du véhicule. Alors elle lui rappelle qu’elle aimerait mieux qu’il vomisse dehors plutôt que dedans l’ambulance. Cela fait sourire l’homme abattu qu’elle a devant elle. Il finit par avouer qu’il a encore mal à la tête mais pas du tout de nausée et qu’on peut continuer la route.
Nathan a l’air de ruminer dans son coin et la conversation se fait difficile avec lui. Alors que Capucine aurait aimé le connaître davantage, il préfère regarder la route.
« Attention !! Devant !!» crie Nathan.
Reportant son attention sur la route, Capucine aperçoit alors une biche qui traverse la route devant elle. Elle n’a que le temps de braquer vers la droite, et de freiner en toute urgence. Capucine et Nathan sont projetés vers le pare-brise. Seule, leur ceinture de sécurité les empêche de percuter la vitre. La biche apeurée jette un œil vers la conductrice, donne un dernier coup de rein juste au moment où la voiture arrive sur elle. Sa patte évite de quelques millimètres l’aile avant gauche de la voiture. Capucine relâche la pression sur la pédale de frein. Nathan part aussitôt en arrière, comme une poupée qui ne peut pas se tenir, sa tête venant frapper le repose-tête.
Capucine s’arrête quelques mètre plus loin. Soulagée, elle soupire et se retourne vers son passager, livide.
« Il faut regarder la route, devant vous, quand vous conduisez !! lui dit-il, encore sous le coup de l’émotion.
– Vous avez raison. Cela dit, je ne roulais qu’à 70 km/h au lieu des 90 ici, et heureusement, sinon je n’aurais pas pu éviter la biche. Vous voulez sortir un peu ? Marcher ? répond-elle, d’une voix rassurante. Je suis désolée de vous avoir fait peur.
– Je vous l’avais dit : je n’aime pas être conduit ! Je savais bien qu’il fallait que je prenne le volant ! »
Nathan la regarde avec colère, reprenant peu à peu ses esprits. Ses yeux fulminent mais son regard change soudainement. On peut lire à présent de la stupeur, de la perplexité et comme un immense effort de réflexion.
Capucine met ça sur le compte de la frayeur rétrospective. Le corps de Nathan se détend progressivement, même si un pli sur son front reste, preuve de la concentration dont il fait preuve. Il se renfonce dans le fauteuil et lâche :
« C’est bon ? Vous vous sentez mieux ? On peut repartir ? Et regardez devant vous, cette fois !» d’un ton qui se voudrait énervé mais qui traduit plutôt une lassitude certaine. Il ferme les yeux, comme épuisé.
Capucine passe la première et démarre en douceur, comme à son habitude. Evidemment, il a fallu qu’une biche traverse devant eux au moment où elle le regardait. Evidemment, il a fallu que ce soit encore avec Nathan. Mais enfin !! Que se passe-t-il chez elle pour faire preuve d’autant d’inattention ?? se dit-elle, agacée, sentant sa culpabilité à nouveau revenir avec force.
Nathan se tait. Il se mure dans un silence profond. Ne serait que sa respiration rapide qui le trahit, on pourrait croire qu’il s’est endormi. Les derniers kilomètres se font ainsi, dans le silence. Capucine respecte cela. Elle sait bien que les patients, surtout les amnésiques, ont des moments de repliement sur soi-même.
Enfin, ils arrivent à Boutteville. Son GPS lui indique le chemin jusqu’à la maison. Le portail de la maison est ouvert. Capucine entre et roule doucement sur les gravillons qui annoncent, comme une sonnette mélodieuse, leur arrivée. Nathan ouvre les yeux et esquisse un sourire. Il se redresse, défait sa ceinture bien que l’ambulance ne soit pas encore à l’arrêt. Capucine fait le tour du rond-point, matérialisé par un cercle de verdure sur lequel des rosiers voient leurs dernières roses se faner et tomber, maculant le vert d’un rose passé.
Enfin, Capucine s’arrête devant la porte d’entrée. Nathan ouvre sa portière, met un pied par-terre, puis le deuxième, enfin s’extirpe du véhicule. Il referme la portière avec douceur, ce qu’apprécie Capucine. Puis il s’étire comme un grand fauve qu’on aurait enfermé des heures durant dans une minuscule cage. Capucine ne peut s’empêcher de sourire. Elle attrape son sac, se met à sa hauteur et se dirige vers la sonnette quand la porte s’ouvre.
Une femme ouvre la porte, sourire aux lèvres, s’essuyant les mains dans un torchon. Il s’agit de sa sœur, il n’y a aucun doute là-dessus : ils ont un véritable air de famille. Certes, elle parait un peu plus âgée que Nathan, mais elle a le même sourire que lui, les mêmes yeux gris. Et si Nathan est brun, elle est châtain clair.
« Bonjour, je vous ramène votre frère ! » dit Capucine en tendant la main vers Rose.
Rose lui tend la main avec chaleur mais tout son corps reste tendu vers Nathan. Son regard se charge d’inquiétude, mais Nathan lui offre deux bises claquantes sur chacune de ses joues. Il se tourne vers Capucine, lui prend son sac des mains et lui dit, avec gentillesse :
« Merci de m’avoir ramené entier, sain et sauf, Mademoiselle ! Je vous dis bon retour, sans biche ce coup-ci ! »
Rose marque l’étonnement avec le sourcil droit relevé mais ne dit rien.
« Je vous dis à mardi ? répond Capucine.
– A mardi ? Et pourquoi donc ?
– C’est moi qui viens vous chercher pour votre consultation avec le Docteur Marc Fontaine.
– Ah bon ? Je ne savais pas, dit Nathan un peu étonné. Et pourquoi donc ? Je n’ai pas besoin d’un médecin, je vous remercie !
– Vous avez une légère amnésie suite à votre accident, et vous allez voir le docteur en consultation pour cette amnésie. Votre sœur est au courant, n’est ce pas Madame ? »
Rose acquiesce et dit à son frère qu’il ne s’inquiète pas s’il ne se rappelle de rien, qu’elle se charge d’être sa mémoire le temps que la sienne lui revienne, et que d’aller voir ce docteur pourrait sûrement l’aider à la recouvrer plus vite.
Capucine serre la main de Nathan, puis celle de Rose avec les mots de salut qui conviennent. Puis elle remonte dans son ambulance, éteint les gyrophares bleus et démarre, non sans un dernier regard vers le frère et la sœur qui entrent à l’intérieur de la maison.